LA RECONNAISSANCE À TITRE AUTONOME DU PRÉJUDICE MORAL DU FAIT DE L’ABLATION D’UN ORGANE SAIN
La nomenclature Dintilhac, créée en 2005, regroupe différents postes de préjudices au titre desquels les victimes de dommages corporels peuvent demander à être indemnisés. Elle est ainsi majoritairement mobilisée par les juridictions judiciaires, bien que les magistrats ne soient pas tenus par cette nomenclature. En effet, la jurisprudence peut établir de nouveaux postes de préjudices hors nomenclature qui seront dès lors indemnisés à titre autonome.
En l’espèce, la victime a subi le 10 janvier 2001 une décompression de la rotule sous arthroscopie. Le chirurgien avait ainsi, dans le cadre de cette intervention au genou, pratiqué une exérèse, c’est-à-dire une ablation de la bourse prérotulienne.
Le chirurgien, dans un compte rendu opératoire, indique à tort que l’organe devait effectivement être enlevé.
L’expertise démontre ainsi que l’exérèse n’aurait jamais dû être pratiquée.
La victime, qui invoquait des douleurs articulaires persistantes, a dès lors assigné en responsabilité et indemnisation le chirurgien au titre des souffrances endurées et du déficit fonctionnel permanent, conformément à la nomenclature Dintilhac. Elle demande également la réparation du préjudice moral du fait de l’ablation d’un organe sain.
Dans un arrêt rendu le 16 décembre 2021, la cour d’appel de Paris suit le rapport d’expertise pour retenir que l’exérèse de la bourse prérotulienne était effectivement illégitime et donc constitutive d’une faute du chirurgien qui ouvrait droit à indemnisation à la victime au titre d’un préjudice moral autonome.
Le 6 décembre 2023, dans un pourvoi n° 22-20.786, la première chambre civile de la Cour de cassation confirme la décision rendue par la cour d’appel de Paris pour reconnaître à titre autonome le préjudice moral du fait de l’ablation d’un organe sain.
La Cour de cassation qui, rappelons-le, fonde sa décision en droit et non en fait, à l’inverse des juridictions inférieures, procède à une telle reconnaissance au motif que l’indemnisation au titre du préjudice moral résultant de l’ablation d’un organe sain avait été effectuée distinctement.
En effet, « les sommes allouées au titre du déficit fonctionnel permanent et des souffrances [endurées] n’incluaient pas ce préjudice » de telle sorte que l’indemnisation de ce poste de préjudice pouvait être réalisée à titre autonome, ne méconnaissant pas « le principe d’une réparation intégrale sans pertes ni profit pour la victime ».
Une telle décision soulève dès lors divers enjeux.
Une victoire pour les victimes…
La Cour de cassation affirme la liberté qui est la sienne d’établir de nouveaux postes de préjudices, distincts de ceux retenus par la nomenclature Dintilhac. La jurisprudence est dès lors évolutive et porte dans ce sens les indemnisations de dommages corporels.
La haute juridiction judiciaire s’inscrit ici dans un véritable mouvement d’expansion initié durant les années 2010 avec la reconnaissance progressive de nouveaux postes de préjudices tels que le préjudice d’anxiété[1], le préjudice d’impréparation[2] ou encore le préjudice moral de l’enfant conçu au moment du décès de son père[3].
Pour la victime, la reconnaissance à titre autonome d’un tel préjudice dispose d’un véritable intérêt moral. En effet, bien que son indemnisation fût jusqu’alors possible au travers des souffrances endurées avant consolidation ou du déficit fonctionnel permanent après consolidation de l’état de la victime, la Cour de cassation enfonce ici le clou. Le préjudice moral occasionné à la victime du fait de l’ablation illicite d’un organe sain est reconnu comme suffisamment signifiant pour être autonome. La victime peut donc désormais se voir reconnaître explicitement l’indemnisation de ce préjudice précis qui n’est plus inclus dans un autre.
Néanmoins, il convient de relever que le montant de l’indemnisation de ce préjudice reste très accessoire. En effet, la Cour de cassation avait en l’espèce prononcé une indemnisation de 1.000 € en réparation du préjudice moral occasionné par l’ablation d’un organe sain. Ce montant, qui peut sembler dérisoire, démontre que l’intérêt de la reconnaissance de ce préjudice reste moral. En effet, il ne s’agit pas pour la victime de tirer des profits de la réparation de ses dommages et donc de bénéficier d’un enrichissement sans cause, ce qui est illicite, puisqu’elle conserve le cas échéant une indemnisation au titre d’autres postes de préjudices pour que sa réparation soit intégrale. Pourront en outre s’ajouter à la réparation du préjudice moral du fait de l’ablation d’un organe sain celle des souffrances endurées et du déficit fonctionnel permanant.
… À la célébration relative
Un tel développement de postes de préjudices autonome pourrait cependant avoir des effets pervers, conduisant vers une certaine insécurité juridique.
D’un côté, l’application de la nomenclature Dinthilhac pourrait ne plus être si uniforme, car bien que dotée d’une force normative elle ne s’impose pas aux juridictions, s’agissant d’un simple instrument. Dès lors, elle perdrait tout intérêt, son but étant de fixer des principes directeurs pour évaluer de manière homogène la réparation de dommages corporels.
D’un autre, une telle multiplication pourrait mener à une « perte de cohérence et un manque de lisibilité des postes de préjudices réparables »[4]. En effet, il deviendrait plus difficile encore pour le non-juriste de distinguer clairement les postes de préjudices au titre desquels il peut être indemnisé.
[1] Cour de cassation, Soc., 11 mai 2010, n° 09-42.241, 09-42.242, 09-42.243, 09-42.244, 09-42.245, 09-42.246, 09-42.247, 09-42.248, 09-42.249, 09-42.250, 09-42.251, 09-42.252, 09-42.253, 09-42.254, 09-42.255, 09-42.256, 09-42.257
[2] Cour de cassation, Civ. 1e, 3 juin 2010, n° 09-13.591
[3] Cour de cassation, Civ 2e, 14 décembre 2017, n° 16-26.687
[4] A. Hacene, Victoire pour les victimes : pas de double indemnisation, mais deux nouveaux préjudices autonomes, Dalloz Actualité, 13 avr. 2022